Une histoire d'égo(s)

une histoire d’ego(s) - 1

Un Maître Zen était connu pour son caractère particulièrement dur et obstiné. On raconte qu'il se donna avec tellement de coeur à la pratique que son être tout entier s'adoucit.

Il aimait dire à la fin de sa vie:

"Avant j'étais un tigre féroce. Maintenant, je suis un petit chat."

Il semblait parfaitement ravi, après toutes ces années, de n'être plus qu'un petit chat.

J’aime beaucoup cette anecdote car elle renverse nos idées sur la puissance, la pratique, et ce qu'on en attend:

Ne serait-il pas préférable d'être un tigre plutôt qu'un vulgaire chat ?

Si notre pratique ne nous donne pas de super pouvoirs, pourquoi tant d'efforts ?

Si elle ne nous permet pas d'être toujours "plus" (plus nous-mêmes, plus puissants, plus sages...) à quoi sert-elle dans ce monde où règne la loi du plus fort ?

Dans les milieux du yoga et du bien-être, on parle beaucoup d'"ego": "avoir trop d’ego", "laisser son ego de côté"... Ce mot est devenu un vrai fourre-tout et c'est éclairant de revenir à la source de ce qu'on définit comme ce fameux ego.

Qu'est ce qu'on laisse de côté quand on s'ouvre entièrement au moment présent ? De quoi on se déleste ?

Qu'est ce qu'on adoucit quand on adoucit nos résistances ?

Qu'est ce qu'on attendrit quand on dénoue le corps et la respiration ?

Les yogis appellent ahankara le méchanisme mental qui crée du "moi" au-dessus de chaque phénomène, ressenti moment après moment. Ce "fabriquant de je" ("aham" = "je", "kr" = agir, faire) fait partie de notre nature. Il n'est pas l'ennemi, sa présence est normale. C'est très déraisonnable (et psychologiquement impossible !) de prétendre vivre sans lui.

On apprend en revanche à cultiver l'étude de soi (svadhyaya) et le discernement (viveka) pour le voir pour ce qu'il est: une construction mentale subjective sur une réalité plus grande que nous.

Asmita, en revanche, est l'expérience continue et renforcée de ce "moi, je" : c'est le "raconteur d'histoires" de notre vie à la première personne. Il est considéré par en yoga comme un klesha: un obstacle à la pratique, et particulièrement à vidya = notre capacité à voir les choses et le monde tels qu'ils sont. Plus asmita se renforce dans ses certitudes subjectives, plus il nous enferme dans l'illusion d'une expérience auto-centrée de la vie.

Presque toutes nos pensées deviennent par défaut des histoires sans fin à propos de "moi" - comme des oeillères entre nous et le monde.

Quand le "moi" est le seul et unique pivot de la narration de notre vie, l'ego n'est jamais satisfait : il est sans cesse condamné à se trouver en friction avec une réalité complexe, opaque et impermanente. Cette illusion de séparation vue comme une souffrance originelle, dukkha, est la première des 4 Nobles Vérités bouddhistes.

Pour apprendre à s'en libérer et à la voir pour ce qu'elle est, notre pratique de mouvement et/ou d'immobilité doit être une relation directe et immédiate à la réalité : on s’exerce à autre chose, à une présence intime au monde, sans filtre et sans commentaire.

Le problème n'est donc pas l'"égo", mais notre attachement à ses récits et à sa construction, et notre fâcheuse tendance à les confondre avec la réalité.

Soyons vigilant.e.s: notre pratique n’est pas là pour renforcer nos préjugés. Desserrer notre emprise sur notre précieux "moi, je", c'est au contraire créer une saine distance avec nos préconceptions. C'est aussi, peut-être, construire un pont vers ceux que ce "moi" appelle  les "autres".

Notre construction du "moi" et de notre identité, et surtout notre attachement à ces fictions parmi d'autres, ont tout à voir avec la manière dont on agit dans le monde. Dans notre culture férocement individualiste, les enjeux collectifs de cette pratique radicale sont immenses.

Que se passerait-il si nous enlevions plus souvent nos oeillères ?

Juliette de Cointet