Un cercle vertueux
Il y a des jours où les mots qui nous habitent fusent et s’accumulent, mais peinent à répondre à la folie de la réalité qui nous entoure. Notre esprit, habituellement si prompt à faire sens du monde et de notre expérience, tourne à vide et se heurte à ses limites devant l’impensable et l’inacceptable.
Ces moments où notre conversation se perd en elle-même et implose, nous offrent - souvent douloureusement - une leçon précieuse :
nous ne pouvons pas pacifier l’esprit par l’esprit, la pensée par la pensée. Avec les meilleures intentions du monde, nous ne pouvons pas avoir le dernier mot sur nous-mêmes.
Nos pensées viennent de plus loin que nous : des contradictions du monde qui nous traverse, des récits dont nous héritons, de nos expériences et de nos biais individuels et collectifs. Par nature, nous nous y identifions sans retenue, avant même d’avoir pu en démêler la source ou les conséquences.
Quand leur cercle vicieux cesse d’éclairer nos vies, notre compréhension et notre action, nous leur appartenons plus qu’elles ne nous appartiennent.
Nous sommes nombreux.ses à ressentir le poids et le coût de cette confusion : la détresse d’être dépossédé.e.s, précisément, par ce trésor d’intelligence qu’est notre intellect. A notre époque inédite - car elle défie nos repères et nos valeurs les plus élémentaires - il est normal que nous sentions le sol de la raison se dérober sous nos pieds.
C’est dans ces instants, plus que jamais, qu’il est salutaire et radical de désamorcer la spirale et de revenir à nous-mêmes, par nous-mêmes. C’est dans ces instants que nos pratiques de corps et d’attention peuvent nous rendre à nos vies et à nos communautés - tout simplement, en nous rendant à nos sens.
Ce n’est pas un hasard si l’immense majorité des pensées et des pratiques yogiques et bouddhistes sont centrées sur la respiration : la conversation du souffle précède “ceci” ou “cela”. Elle nous inscrit dans le monde bien plus sûrement que le va et vient de nos monologues.
Elle est une présence indéfectible au delà et en dessous des mots, qui nous replonge dans l’intelligence du sensible et dans le temps du corps.
En méditation zazen, nous ne modifions pas la respiration : nous l’entourons de notre attention.
L’esprit est considéré comme un 6ème sens que nous invitons à rejoindre les 5 autres, pour se fondre dans le flux de notre corps respirant. En étant au souffle exactement tel qu’il est, nous habitons nos vies telles qu’elles sont. Nous apprivoisons leur nature et leurs paradoxes, nous apprenons à ne pas les fuir.
Quand notre esprit s’épuise dans son propre écho, la respiration est un cercle vertueux : le simple fait de porter notre attention sur le souffle l’apaise. Calmement et patiemment, la respiration sait répondre à la respiration. Bien plus qu’un ancrage attentionnel ou un instant de répit pour notre système nerveux, elle devient un îlot de soin et de résistance.
Notre souffle coupé par les injustices, les paradoxes et les luttes infinies qui se présentent à nous, est capable de soin et de consolation à lui-même. Notre attention aliénée et marchandisée est, en elle-même, la clé de notre émancipation et de notre puissance d’être.
Dans le cercle vertueux du souffle, nous ne trouvons pas seulement un refuge :nous nous désengageons des abstractions et nous nous redonnons, enfin, le pouvoir de réinvestir le réel et de le servir là où nous le pouvons.
De cet autre endroit, nous nous donnons aussi une perspective révélatrice sur la nature de notre esprit: par ce pas de côté, nous pouvons sortir du tourbillon, observer et comprendre. Partout où nos pratiques de corps et d’esprit nous donnent ce refuge et cette perspective, elles nous montrent notre capacité à l’apathie, à la dispersion, à l’hyperactivité, et à l’enfermement mental et cognitif.
Dans cette nouvelle capacité à éclairer nos angles morts, nous nous découvrons le pouvoir de choisir notre attitude. Juste là, notre respiration et notre attention deviennent les instruments de notre libération.