Sukha: une pratique du plaisir
plaisir, aisance et equilibre
Pendant longtemps, il m'a semblé normal d’être peu à l'aise dans les postures de yoga, et parfois même en lutte avec les limites de mon corps. J'étais très raide, je me sentais à la traîne par rapport aux autres élèves, et pas à ma place dans cette pratique aux antipodes de mes habitudes.
J'avais bien intériorisé notre culture no pain no gain, je n'avais pas encore appris à ne pas me comparer à mes voisin.e.s de tapis, et en cours de yoga, le plaisir venait souvent... après. Comme une récompense, un salaire pour mon effort et mon endurance. J'attendais que la pratique soit finie pour pouvoir l'apprécier.
Dans les Yoga Sutras de Patanjali, il est écrit:
Sthirasukhamasanam (2:46)
La posture est stabilité et confort.
Certaines traductions vont un peu plus loin: chaque posture est un juste équilibre entre stabilité et aisance.
J'aime beaucoup cette idée d'une question ouverte posée à chaque nouvelle posture, chaque nouvelle respiration, et même à chaque action ou à chaque conversation. Comme une boussole interne qui nous accompagnerait à chaque instant, ancrée dans l'intelligence du corps.
Sukha signifie, en sanskrit : l'aisance, la joie, le plaisir. En pali, dans les écrits bouddhistes, il est le contraire de dukkha: la souffrance.
Au fil des années, j'en suis venue à en faire un axe principal de ma pratique. On est tou.te.s très doué.e.s pour l'effort, pour en faire toujours plus, et on adore applaudir celleux qui savent "sortir de leur zone de confort ». C’est évidemment important dans notre pratique, mais encore faut-il commencer par bien se connaître - et dans la non-violence.
On a souvent besoin, avant toute autre chose, de s'autoriser l'aisance et le plaisir, surtout lors de pratiques somatiques où on se ré-installe dans un corps malmené par le stress et les injonctions à la performance.
Cette intention qu'on explore dans notre corps, sur nos tapis, résonne bien au-delà: par extension, cet art de l'équilibre entre stabilité et aisance nous parle aussi du dialogue entre
effort et détente,
contrôle et lâcher-prise,
produire et recevoir.
Dans les Yoga Sutra, la posture dont parle Patanjali est la posture assise de méditation: cet équilibre n'est pas seulement bénéfique pour nos corps, il est indispensable à la qualité de notre attention.
Cette question ouverte peut éclairer et orienter notre éthique relationnelle. Aujourd'hui, notre monde a sans doute plus besoin d'écoute et de sensibilité que de démonstrations de force ou d’habilité. Je rêve du jour où notre culte de la productivité sera remplacé par une culture du dialogue, de la porosité, de la négociation.
Prioriser sukha dans la pratique, c'est privilégier le mouvement, la circulation, et notre capacité à nous recalibrer dans notre corps et notre respiration. C'est ressentir que la douceur et l’espace peuvent cohabiter avec l'effort et l'engagement, et que ce choix est entre nos mains.
Je crois profondément qu'à chaque fois que je gagne en douceur dans une posture, quelque chose en moi s’attendrit. A chaque fois que j'apprends à prendre refuge dans ma respiration, même (et surtout) dans un moment inconfortable, je construis, dans mon corps, la sécurité et la confiance dont j'ai besoin pour rester présente et spacieuse dans une conversation difficile.
Cultiver sukha est une des meilleures choses que nous puissions faire pour inviter le yoga à résonner dans notre vie quotidienne.
En pratique :
dans une posture : comment est-ce que j'organise mon engagement musculaire face au sol ? Comment est ce que je reçois la gravité ? Qu'est ce que je peux adoucir ? Où est-ce que ça se situe dans mon corps ? Puis-je me donner un vrai moment pour ressentir cette détente ?
quand je respire : est ce que ma respiration est épanouie ? de quelle respiration mon corps a-t-il besoin ici et maintenant ? Est ce que je peux lui donner plus d'espace et de douceur ?
à chaque ajustement vers sukha : puis-je sentir la différence, et noter comme ça peut être souvent simple, et à ma portée ?
Au quotidien :
chaque situation est différente, notre présence doit l'être aussi si nous voulons nous y engager de manière bénéfique: puis-je trouver le juste équilibre de mon attention ?
en conversation avec quelqu'un qui ne partage pas ma position ou mes valeurs : puis-je trouver un espace de dialogue et de souplesse, vers une meilleure compréhension commune, basée sur un respect sincère ?
faire de la place pour sukha, c'est aussi souvent être plus souples face à nos attentes et au changement: y a-t-il un domaine de ma vie où je pourrais inviter le mouvement et le lâcher-prise ?
Pour aller plus loin :
Yoga Sutra, Patanjali
Article sur sukha et dukkha en bouddhisme
L’approche Yin Yoga de Sarah Powers