Réinventer l'espoir
Peut-on, doit-on encore parler d'espoir quand chaque jour semble apporter son lot de mauvaises nouvelles ? Face aux injustices, aux inégalités, et à la catastrophe écologique déjà en cours, le contraste entre les enjeux historiques de notre époque et l'insuffisance de notre réponse est saisissant.
Depuis un moment, je me pose beaucoup la question des moteurs de notre engagement dans le monde : peut on aller au delà de l'espoir et du désespoir ?
L'espoir est un horizon émotionnel qui conditionne notre rapport au monde. Il est souvent vécu comme le point de départ ou d'arrivée de nos histoires collectives. Notre espoir est aussi subjectif, et donc lié à notre vision de l'histoire ou d'un événement.
Entre l'Histoire et la perception que nous en avons, la première priorité pourrait être de ne pas tomber, ni dans l'optimisme naïf, ni dans le pessimisme sans appel: les deux sont les meilleures excuses pour ne pas agir. Il y a un siècle, peu d'entre nous auraient pu imaginer la fin de l'Apartheid ou les avancées des droits des femmes. Il nous faut rester attentif.ve, accepter la complexité d'une situation, et se souvenir des acquis immenses des dernières décennies.
Ce premier pas, c'est la vigilance de vidya: voir les choses telles qu’elles sont, nettoyer quotidiennement la vitre placée entre nous et le monde. Parce que l'espoir est intime et personnel, il faut aussi le protéger de notre tendance aux attentes insatiables, de cette insatisfaction perpétuelle que le Buddha appelait dukkha. En yoga, un des obstacles au juste discernement est asmita: l'instance naturelle en nous qui construit un "moi" autour duquel pivote notre perception du monde.
Si notre disposition est donc liée à notre place dans le monde et à l'identité qu'on s'y construit : dans l'espoir, le désespoir ou l'indifférence, quelle(s) histoire(s) se raconte-t-on ? Alors qu'on commence à comprendre la nécessité de créer des futurs désirables et d'inventer de nouveaux récits, est-on capable de renoncer à ceux qui nous en empêchent - au hasard, les nôtres ?
Au tout début de la Bhagavad Gita, texte majeur de la philosophie yogique, Arjuna hésite à s'engager dans une bataille violente et fratricide. Des membres de sa famille se trouvent dans le camp adverse: il ne peut se résoudre, ni à abandonner ses hommes, ni à les affronter. Krishna l'enjoint à la voie du karma ou de l'"action juste“ : s'engager pleinement dans son devoir personnel tout en renonçant au fruit de ses actions. Ce non-attachement au résultat de nos actions est aussi un renoncement, entre autres, à nos attentes personnelles (aparigraha), au service de plus grand que nous.
Dans ce dilemne de la fuite ou du combat qui est le nôtre aujourd'hui, peut-être que la juste réponse est notre engagement radical dans l'instant et dans la vie : un choix d'humilité et de présence totale, sans pouvoir contrôler notre rôle dans un récit immense et complexe qui dilue nos égos.
« On s'inquiète trop de ce qu'on devrait faire: faites ce que vous pouvez, chaque jour comme vous le pouvez. » Gloria Steinem
Cette humilité et ce plein engagement, ici et maintenant, peuvent nous sortir de la dualité du "tout ou rien": en commençant là où nous sommes, en acceptant que nous ne verrons peut-être pas les résultats de nos efforts, on se guérit un peu de notre immobilisme. Commencer là où nous sommes, c'est partir de l’individuel pour atteindre le global, et partir du court-terme pour bâtir le long.
Dans cette intention, notre corps restera toujours une porte d'entrée vers le monde : un espace de pratique dans lequel nous pouvons régénérer notre confiance et notre puissance d'agir, et le premier lieu vers la relation et les possibles.
Dans son essai Hope in the Dark, Rebecca Solnit convoque ces mots de Virginia Woolf dans un leitmotiv entêtant:
« L'avenir est sombre, et c'est, je crois, la meilleure chose que l'avenir puisse être. »
Pour Solnit, qui écrit pendant l'administration Bush et la guerre en Irak, l'espoir doit devenir "un engagement radical dans l'incertitude et les possibles qu’elle contient"
Cette incertitude pleine de possibilités qui court-circuite nos idées préconçues, c'est shoshin dans la pensée Zen: un esprit frais et neuf, débarrassé de ses biais préjugeants, et donc ouvert et prêt à tout. Peut-être qu'il n'est plus possible de se rattacher à une utopie rassurante et toute tracée, et peut-être est-ce aussi une bonne nouvelle: laissons donc notre espoir habiter les zones de gris.
Une des prières les plus répandues du bouddhisme, les voeux du bodhisattva, commence par ces mots:
« Les êtres vivants sont innombrables, je fais le voeu de les servir tous. »
Nous savons que c'est impossible. Mais nous le faisons tout de même.
Nous acceptons d'être des Sisyphes, de porter nos rochers et de recommencer chaque jour, simplement parce que c'est la bonne chose à faire : parce que c’est l'expression la plus simple de notre appartenance à la terre, à nos communautés, et parce que ça peut même - pourquoi pas ? - être joyeux.
Chögyam Trungpa parle d'aller "au-delà de la peur et de l'espoir": de préférer la question à la réponse, de cultiver un "non-espoir" qui serait une nouvelle forme de sagesse. Au bout de ce texte, je me surprends à penser que la question de l'espoir n'est peut-être la bonne : que l’espoir et le désespoir sont sans doute, pour notre bien à tou.te.s, une dualité à dépasser.
Gunther Anders, penseur de la catastrophe et témoin de la Seconde guerre mondiale, du traumatisme de la Shoah et des bombes atomiques, écrivait:
« Une chose demeure valable : « Si nous sommes désespérés, qu’est-ce que ça peut faire ? » Au travail ! »
Est-ce qu'un.e artiste ne se met au travail que quand iel est frappé.e par l'inspiration ? Est-ce qu'un médecin ne s'occupe de ses patients que quand iel a la certitude de les guérir ?
Nos pratiques nous soutiennent et sont un cadeau précieux - utilisons les pour habiter nos incertitudes et pour éclairer, encore et toujours, les distances qui nous séparent
Pour aller plus loin:
Hope in the Dark, Rebecca Soling
Bhagavad Gita, trad. Marc Ballanfat
Hiroshima est partout, Gunther Anders + un bel
article dans https://lapenseeecologique.com
Esprit Zen, esprit neuf, Shunryu Suzuki
Folle Sagesse, Chogyam Trungpa