Redevenir une cellule

« Nous sommes les innombrables cellules d'un seul corps. » Joanna Macy

J. Macy est activiste, prof de pratiques somatiques, spécialiste des philosophies bouddhistes, de l'éco-psychologie et de la théorie des systèmes. Elle est aussi traductrice de Rilke, et persuadée que la poésie est vitale et salvatrice pour faire vivre un autre imaginaire et un nouveau monde. C'est peu dire qu'elle m'inspire :)

J'aime beaucoup cette image de la cellule, qui fait de nous un.e vivant.e parmi le vivant, un éco système parmi les écosystèmes : une partie d'un tout solidaire et interdépendant.

Je suis née à Paris, j'y ai vécu toute ma vie. Je suis conditionnée par mon contexte urbain, bétonné et techno-assisté. Il est facile d'y oublier le monde à nos portes, la délicatesse d'un insecte, l'humidité de la terre, le parfum des arbres. Même le chant des oiseaux, qui a bercé mon enfance, semble avoir disparu.

Cette séparation peut être pénible à vivre, mais elle est surtout néfaste à mon sentiment de solidarité et d'engagement envers le vivant. J'ai besoin de me rappeler à ce grand tout, et de le ressentir, aussi souvent que possible.

C'est devenu une intention explicite de ma pratique: je me connecte à mon corps, entre autres, pour me connecter au vivant.

Elle rejoint la définition du yoga comme la reconnaissance d'une union intrinsèque à notre condition de vivant.e.s : une union à vivre et à honorer à nouveau à chaque fois que notre pratique défait notre illusion de séparation (et non à fabriquer par la technique de la pratique).

Cette idée d'une connexion intime et interdépendante est aussi présente dans la pensée bouddhiste: c’est la nature interdépendante des phénomènes, paratantra, joliment appelée interbeing par Thich Nhat Hanh. Qu'on le veuille ou non, nous sommes bien les parties d'un même monde, responsables les un.e.s des autres.

Dans notre contexte actuel,

« ce grand corps est malmené, traumatisé. Mais notre peine n’est pas une affaire privée: elle peut nous apprendre à prendre soin les un.e.s des autres » (Macy)

Gabor Maté, psychiatre américain spécialiste du trauma, nous rappelle à la figure de la Terre Mère, omniprésente dans nos mythologies: comment traitons nous cette mère nourricière ? A travers nos rapports au vivant, mais aussi, tout simplement, les un.e.s aux autres ?

Pour que cette catastrophe que nous vivons puisse nous donner l'occasion de nous réveiller, nous devons passer par le corps, par le sensible, par le concret de nos sensations et de notre expérience intime.

A la question de l'action la plus efficace face au désastre: se replier en soi, combattre sur des barricades, changer le système de l'intérieur ... ? Thich Nath Hanh répondait:

« Ce dont nous avons le plus besoin, c'est d'entendre en nous-mêmes la Terre pleurer. »

Cela ne remplace pas nos actions et notre engagement collectifs, mais c'est un indispensable premier pas.

En méditation, sati est la pratique de « revenir à », comme une reconnaissance, sans cesse renouvelée, du vivant en nous et autour de nous. On court-circuite les narrations dualistes (intérieur extérieur, moi et l'autre, humain animal, culture nature ...) en nous rappelant à la sensation viscérale de ce que nous sommes, de ce dont nous sommes faits, et de ce que cela veut dire :

  • notre appartenance au monde

  • l'intelligence du vivant

  • notre capacité à l'empathie

  • notre culture du soin et de la coopération

Bien sûr, si on se donne le courage de regarder et de ressentir le monde tel qu'il est, la tristesse n’est jamais loin. Mais elle peut et doit cohabiter avec un profond sentiment de beauté et d'appréciation pour nos vies.

En tant que cellules d'un même corps, nos intérêts individuels se confondent avec le collectif. Comment soutenir le système immunitaire d’un corps malade et privé de ressources ? Comment soigner ses conflits internes, comme nous nous soignerions nous-mêmes ?

Peut-être pouvons nous commencer par cultiver en nous-mêmes le changement de paradigme dont nous avons besoin pour reconstruire notre monde. Peut-être que la révolution des imaginaires commence dans nos corps par des pratiques de « désenvoûtement » du matérialisme et de l'anthropocentrisme forcenés qui nous entourent.

Peut-être pouvons nous commencer à ressentir que

« nous ne défendons pas la forêt. Nous sommes la forêt qui se défend » (selon les mots d'un activiste de ND des Landes)

Peut-être chaque respiration peut-elle nous inviter à nous installer dans nos corps comme dans une partie du monde.

Au quotidien / en pratique :

Dans l'intention de nos pratiques en tant qu'élèves et en tant que profs, posons nous avec bienveillance ces questions :

  • qu'est ce qui peut nous inviter à vivre notre pratique au-delà de nos sphère individuelles ?

  • quels sont les mots, les mouvements, les sensations qui me donnent l'expérience de ne pas être "séparé.e" du monde, et au contraire d'y être

  • profondément connecté.e ?

  • comment est ce que je peux m'installer avec appréciation et sécurité dans mon corps et dans ces instants ?

Pour aller plus loin :

Coming back to life, Joanna Macy et Molly Brown

Interview de Joanna Macy

Interview de Gabor Maté

Juliette de Cointet