Les trois poisons

“L’ennemi, ce n’est pas l’homme. L’ennemi, ce sont la haine, la colère, l’ignorance et la peur.”

Thich Nhat Hanh

Ces mots m’ont accompagnée toutes ces dernières semaines, dans le vacarme d’une culture de la division et de la dispersion.

Nous avons vécu cette haine, cette colère, cette confusion et cette peur. Nous savons ce qu’elles font à nos corps, à nos coeurs, et à nos esprits exténués.

Nous savons qu’elles sont légitimes et qu’elles doivent pouvoir s’exprimer. Mais nous savons aussi dans quelles impasses elles nous poussent, et à quel point elles compromettent nos valeurs les plus chères.

Combattre la haine par la haine, discriminer quelqu’un justement parce qu’on l’accuse de discrimination, c’est un cercle vicieux. C’est se condamner, dans nos vies et dans nos sociétés, à une guerre des tranchées sans fin.

“L’ennemi, ce sont la haine, la colère, l’ignorance et la peur.”

Ces quelques mots ont un pouvoir immense : celui de CHANGER NOTRE CONVERSATION.

Combattre une personne et combattre la haine qui réside chez cette personne sont deux choses radicalement différentes.

Condamner une personne pour son avidité et combattre un système qui désigne l’individualisme comme seule possibilité de survie dans un monde menaçant et en crise, aussi.

Changer la conversation, en nous-même et entre nous, c’est déjà tracer d’autres chemins.

La philosophie bouddhiste parle des 3 poisons (trivasa) à l’origine de notre souffrance (dukkha) :

  • moha = la confusion ( > l’ignorance, les vues partielles et biaisées, l’inattention ...)

  • rāga = l’avidité ( > la cupidité, l’attachement, l’égocentrisme...)

  • dveṣa = l’aversion ( > la haine, le rejet, la discrimination...)

Notre pratique de présence, de discernement et d’attention peut et doit devenir le laboratoire de leurs antidotes :

  • prajñā = la compréhension profonde

  • dāna = la générosité

  • mettā = la non-violence, l’amour bienveillant

Je ne suggère en aucun cas la passivité ici.

Au contraire, nous devons prendre conscience que notre action est aujourd’hui indispensable, et notre engagement, plus que jamais vital. Les luttes pour les valeurs humanistes et démocratiques, pour l’amour, le respect du vivant et la défense des tou.te.s les victimes des politiques d’exploitation et de discrimination sont une urgence absolue.

Mais il est tout aussi urgent de créer, dans le même temps, les possibilités d’une réconciliation plus profonde. Cette réconciliation est impossible si nous nous laissons nous-mêmes consumer.

Un groupe de nonnes tibétaines participa un jour à une conférence aux États Unis. Elles avaient été enfermées et torturées pendant des années dans les prisons chinoises.

Quelqu’un leur demanda :

“Vous avez dû avoir très peur ?”

“Oui, nous avons eu énormément peur”, répondirent elles.

“Nous avons eu peur de finir par haïr nos bourreaux. Nous avons eu peur de finir par perdre notre compassion.”

Notre peur, notre confusion, notre colère, ne nous montrent rien d’autre que l’amour que nous avons pour le monde et la vie. Faisons l’effort de le déterrer, de le dépoussiérer et d’y revenir, chaque jour. Cette force est bien plus belle et redoutable que toutes les autres.

Il existe de nombreuses histoires de reconversion d’ex-membres de groupes d’ultra-droite.

Chacune d’entre elles sans exception commence par la volonté farouche d’une personne à croire en leur humanité et à comprendre sincèrement leur parcours. Chacune d’entre elles est une démonstration bouleversante de compassion et d’inclusivité radicales.

Nous ne sommes peut-être pas tou.te.s ces champion.ne.s de générosité, et ce chemin peut nous sembler aussi impossible que magnifique. Nous ne sommes pas non plus tou.te.s exposé.e.s de la même manière à certaines violences, et aux sentiments et aux souffrances plus que légitimes qu’elles provoquent.

Nous ne sommes pas seul.e.s. Nous pouvons nous soutenir et nous relayer, et les réponses peuvent être inconnues, infimes ou inattendues.

Mais quand nous en avons le privilège, nous pouvons nous saisir de chaque moment d’espace et de possibilité pour construire cette autre voie.

“L’ennemi, ce n’est pas l’homme.”

QUELQUES HISTOIRES DE RÉCONCILIATION :

très beau documentaire accessible gratuitement sur le site du Newyorker: https://www.newyorker.com/video/watch/stranger-at-the-gate

https://www.nytimes.com/2009/01/05/nyregion/05rabbi.html

le témoignage d’un ancien néo-nazi sur son parcours et la manière dont il a pu changer de vie : https://ripon.edu/2017/09/28/former-neo-nazi-says-empathy-and-forgiveness-brought-him-out-of-hatred/

Juliette de Cointet