La page vierge

une histoire d’ego(s) - 3

Quand j'ai commencé à méditer régulièrement, et pendant de longues périodes (en retraite ou en formation), j'ai fait l'expérience précieuse d'être longtemps seule face à moi-même : seule face à la saturation de mes propres pensées et des histoires à la première personne que je ne cessais d'écrire, dès le réveil.

En développant une meilleure conscience de mon corps, j'ai vite ressenti à quel point cette conversation était usante - et la fatigue mentale et physique qui en découlait. A 10h du matin, j'étais déjà épuisée.

Notre ego a appris à écrire des histoires pour se rassurer, se donner un sens, et l'assurance d'une certaine "fixité" dans notre existence incertaine et fragile.

Nous avons besoin de ce cadre de pensée, mais nous sommes souvent aveugles à notre attachement disproportionné à ces formations mentales (samskaras). Nous nous y emmêlons jusqu'à ne plus discerner la rigidité de notre conditionnement subjectif (asmita).

La bonne nouvelle, c'est que plus on médite, plus on se voit faire.

On ressent à quel point on s’engage activement dans nos scénarios : on les nourrit, on ne cesse de remettre du charbon dans la locomotive. On investit cette conversation avec beaucoup de zêle, et sans même s'en rendre compte. Au bout d'un moment, cette lassitude et cette dispersion nous donnent soif d’une meilleure gestion de notre énergie et de notre intelligence.

Tout part d'une bonne intention: notre réponse mentale au stress, pour "solder" une situation par la pensée, est d'utiliser nos scénarios habituels, comme des templates, pour faire face à une situation pourtant neuve et unique.

Résultat: un des symptômes des plus problématiques du stress est notre tendance à être totalement auto-centré.e.s quand nous nous sentons aux prises avec une difficulté.

Pour être pleinement alignés et disponibles, il faut être capables, déjà, de voir nos oeillères, et peut-être ensuite, d'apprendre à voir au-delà.

C'est plus que jamais important aujourd'hui:

oui, notre époque et ses enjeux sont particulièrement stressants,

et pourtant, ce monde a justement besoin qu'on soit capables de nous ré- orienter, de nous re-conditionner individuellement et collectivement.

Nous devons apprendre à nous adapter à l'action juste et bénéfique au service de plus grand que nous sur le moment, même si c'est contraire au scénario qu'on se raconte depuis longtemps. Lâcher notre scénario, élaboré avec amour depuis des années, peut être inconfortable et vulnérable.

Qui sommes nous quand nous ne sommes pas nos scénarios ? Cet espace non-meublé, non-identifié entre les pensées peut être vertigineux: le mental n'aime pas le silence et l'incertitude.

Les yogis appellent cette peur de la mort de l'ego abhinivesha. Il faut apprendre à apprivoiser cette sensation pas à pas, si on veut desserrer l'emprise de notre conversation interne sur nos vies.

La méditation nous montre le chemin: en recevant le soutien du sol en même temps que le mouvement de la respiration, on installe dans notre corps cette sensation profonde que la stabilité peut cohabiter avec le changement. Par l'ancrage, la sécurité et la lenteur, on apprend à se rassurer suffisamment pour avoir le courage de lâcher.

Chaque moment où on relâche notre conversation, où on pose nos valises, peut devenir plus agréable et libérateur: laissons nous défaire.

" En inspirant sans effort, vous revenez naturellement à vous-même avec une forme et une couleur.

En expirant, vous disparaissez peu à peu dans la vacuité - une page vierge, blanche. Voilà ce qu'est shikantaza*.

Le point important est votre expiration. Au lieu d'essayer de revenir à vous en inspirant, disparaissez dans la vacuité en expirant. "

Shunryu Suzuki

*en japonais = "juste s'asseoir": désigne la méditation

Juliette de Cointet