Etirer nos imaginaires

une histoire d’ego(s) - 4

Qui sommes-nous quand nous ne sommes pas uniquement nos histoires et nos constructions identitaires ?

Quand j'avais 13 ans, c'était follement important pour moi qu'on sache que j'écoutais Nirvana et surtout pas du R'n'B. Que je mettais des Docs et pas des New Balance (oui, c'était les 90s <3). Que j'étais de gauche, et puis aussi super athée, et que les croyants étaient de doux naïfs. Que j'avais plein d'opinions super importantes, et que bien sûr, j'avais raison.

Heureusement, j'ai (un peu) changé ;) Quand on se revoit à cette époque, on se dit qu'on a mûri. Et puis souvent, on s'arrête là. Mais notre attachement à cette identité flatte notre ego: nous continuons à investir dans une histoire qui nous définirait parfaitement, qui nous distinguerait des "autres", et qu'on pourrait contrôler à l'envi...

Cette culture du "moi" est renforcée par notre culture individualiste, et par un paysage politique qui se construit sur nos identités idéologiques et nos divisions.

Le monde de la sur-consommation, lui aussi, compte bien sur notre identification à nos préférences: c'est politique que de faire un pas de côté pour prendre le temps de voir et d'interroger ce processus en nous-mêmes.

Il nous est facile de tomber dans le piège faussement sécurisant de ce personnage qu'on construit, pour nous et pour le regard des autres. Mais il arrive un moment pour tout le monde où nous devinons que cela ne marche pas.

Qui n'a jamais eu ce vague sentiment d’alimenter un puits sans fond, sans se sentir mieux pour autant ?

En nous orientant dans nos vies exclusivement à partir de nos préférences et de nos idées préconçues, on finit par ne plus distinguer ce qui nous construit de ce qui nous enferme. On confond une réponse spontanée et sincère avec la réactivité de notre mode par défaut.

Les yogis appellent cet attachement compulsif à ce qui nous est agréable raga, et notre aversion pour ce qui nous est inconfortable ou inconnu dvesha. On retrouve ces termes en bouddhisme et ils expriment la même chose: des obstacles à notre expérience intime du moment présent. Raga et dvesha nous polarisent. Moment après moment, au quotidien, nous sommes balloté.e.s de l'un à l'autre: ce schéma inconscient de réactivité conditionne nos corps et nos esprits. Nous restons, en partie, ces éternel.le.s adolescent.e.s qui se construisent sur ces « j'aime" et "j'aime pas".

Aujourd'hui, apprendre à faire respirer ces récits identitaires, individuellement et collectivement, peut être une pratique radicale. En apprenant à nous penser et à nous ressentir comme plus spacieux.ses, plus malléables, nous nous rendons plus capables de recevoir ce qui n'est pas "moi".

Nous choisissons de redéfinir notre identité.

Nous choisissons d'exister à partir d’un corps bien plus grand et bien plus riche que "moi".

Nous élargissons la focale.

"Il faudrait s'exercer à vivre une vie radicalement inclusive.

Si je vous demandais de dessiner un cercle autour de votre personne, le cercle de ce que vous considérez être "vous":

est-ce que ce cercle inclurait le son des oiseaux ? Si cela n'est pas le cas, il faut agrandir le cercle.

Est-ce que ce cercle inclurait la rivière ? La ville ? Les voisins avec lesquels vous ne vous entendez pas ? Si le cercle que vous dessinez se heurte à

un mur comme l'envie, ou la jalousie, alors vous devez l'élargir, toujours encore plus.

On peut appeler cela étirer nos imaginations."

Michael Stone

Pour que nos convictions ne nous enferment pas, pour que nos identités ne nous coupent pas du monde, la méditation nous offre deux antidotes:

  • shamatha: l'acte de se poser, de suspendre, de prendre le temps de l'observation, du ressenti, de la stabilité, et donc, du discernement - cette pause salutaire entre "nous" et nos réactions

  • upekṣā: l'équanimité, la capacité à prendre de la perspective, à élargir notre vue, notre attention, et donc, notre compréhension

Il ne s'agit en rien de renoncer à nos valeurs ou à nos convictions : plutôt de suivre la voie, ardue mais nécessaire, de la compréhension profonde du monde qui nous entoure et de ses "autres" habitants. De ressentir au-delà, en dessous, autour, plus loin.

A la rhétorique actuelle de la séparation, nous pouvons répondre par notre volonté farouche de faire coexister notre défense de la justice ET notre refus absolu d’être divisés et polarisés.

Juliette de Cointet