Tomber nos oeillères
une histoire d’ego(s)
"Nous ne pouvons pas changer tout ce à quoi nous faisons face, mais nous ne pouvons rien changer à moins d'y faire face."
James Baldwin
Quand James Baldwin écrit cette phrase dans un article du New York Times en 1962, il affirme que le rôle d'un écrivain est d'avoir le courage de raconter le monde tel qu'il est.
Face au monde et aux urgences planétaires et historiques qui sont les nôtres, je crois sincèrement que notre pratique, elle aussi, doit porter cette intention forte: nous donner les moyens d'ouvrir les yeux, et l'envie et le courage de "faire face".
Après tout, le yogi ne doit-il pas cultiver vidya = la juste connaissance, la capacité à voir les choses telles qu'elles sont ?
Un des 5 obstacles (klesha) à vidya dans la philosophie yogi est asmita: le "raconteur d'histoires" qui construit et renforce l'expérience continue de notre vie à la première personne. C'est le côté obscur de notre ego et de notre subjectivité, qui, en excès, se transforme en redoutables oeillères placées entre notre récit auto- centré de la vie et la réalité immense et changeante du monde. Apprendre à reconnaître et à questionner asmita, c'est commencer à contourner ces oeillères et à ouvrir nos perspectives.
Pour cela, notre pratique du mouvement conscient et de la méditation est un cadeau quotidien : en aiguisant nos sens vers une expérience directe de la réalité, de nos postures, du sol, et du souffle, on gagne aussi en clarté d’esprit. C'est un autre genre de "bien-être", qui mérite mille fois d'être cultivé:
une confiance dans notre discernement,
une confiance dans notre appartenance au vivant,
dans notre intimité avec le monde,
et donc dans une communauté plus grande que nous.
Car l'enjeu est collectif et global : tomber nos oeillères, ne serait-ce qu'un peu, c'est accepter de diluer nos précieuses identités au service d’un tout, d'une histoire qui nous dépasse, sans regrets et les yeux grands ouverts.
Là où la conversation interne, répétitive et permanente de asmita brouille les signaux et compromet notre capacité à voir et à comprendre, vidya nous rend plus présent.e.s, attentifs.ves et disponibles.
Le monde aujourd'hui a besoin de notre attention, de notre engagement à ouvrir les yeux et à nous porter témoins. A accepter de voir.
Devant la catastrophe climatique, l'envie de ne plus voir, de ne pas savoir, est plus que normale. Elle nous touche tous.tes, certains jours plus que d’autres.
Peut-être que nous pouvons pratiquer vidya comme un premier pas vers l’action juste - comme une promesse de présence à notre communauté, à partir de ce corps qui nous relie à tout ce qui vit.
A chaque instant, nous avons le choix de rester derrière nos oeillères, dans le confort de nos certitudes - ou d’essayer, avec une infinie patience, de voir plus loin. Plus large. Pas facile - difficile, même. Mais avec un peu de chance, les liens qu'on tisse par-delà nos oeillères, souvent, guérissent et réunissent.
N'ayons pas peur de voir et d'être, juste là. Notre corps est déjà dans le monde.
Baldwin nous rappelle le pouvoir politique de notre attention : notre perception conditionne notre action - et donc la possibilité du changement. Tomber nos oeillères pour ouvrir, libérer et aiguiser notre regard, c'est le début de l’émancipation. C'est aussi une réponse puissante à notre culture du déni, à notre économie de la dispersion, et à la marchandisation de notre attention. Qui dit mieux ?