Esprit neuf, terres fertiles

Un koan Zen compare notre esprit à une tasse qu'on remplirait chaque jour un peu plus, jusqu’à ce qu'elle déborde. Chaque jour, nous sommes traversé.e.s par environ 6200 pensées. La grande grande majorité d'entre elles sont répétitives.

En nous aidant à vider nos tasses, la méditation nous aide à desserrer l'emprise de notre conversation, à faire respirer nos narrations. C'est essentiel pour rester capables d’apprendre et de comprendre, et pour cultiver un espace à partir duquel quelque chose de neuf peut émerger. Notre monde a besoin d'esprits ouverts et de nouvelles réponses. Mais l'horizon de notre imaginaire est limité par notre expérience et le conditionnement qu’elle produit. Défendre l'espace entre nos pensées est un début de résistance salutaire face à l’impasse de nos récits collectifs et politiques.

« Comment changer notre perception de ce qu'est une "bonne vie" ? Qu'est ce qui nous retient ? Est ce que ce sont nos cultures marchandes, nos gouvernements - ou est ce que ce sont nos oeillères ? » Rebecca Solnit

Le problème n'est pas nos formations mentales mais notre zèle à nous y accrocher et à nous y identifier. De derrière nos oeillères, nous confondons nos choix et nos réflexes de fonctionnement avec une expression réelle et profonde de notre intention et de notre présence au monde. Nous confondons notre réactivité impulsive avec la possibilité d'une réelle créativité, moment après moment, face à nos vies.

La méditation est, avant tout, une pratique d'ancrage et de quiétude (shamata), de refus de la dispersion et de la précipitation: nous y apprenons à répondre au lieu de réagir.

Dans notre société de l'immédiateté et du culte du "succès" social, "il faut réagir à tout, et vite" : pour l'écrivaine et écologiste Corinne Morel Darleux, cette réactivité compulsive nous impose une vision parcellaire de nos vies. Ce manque de discernement (viveka) nous éloigne de nos sensations et nous fait oublier les systèmes et les liens tissés entre nos bulles individuelles et collectives. Il s'agit pour elle, non seulement de retrouver notre connexion à l'ensemble du monde vivant, mais de s'y "laver le regard", de nous y "rincer l'âme".

«  Le but de la pratique est de conserver notre "esprit du débutant" : shoshin. Au lieu d’un esprit fermé, nous cherchons à garder un esprit vide et un esprit prêt. Si votre esprit est vide, il est prêt à tout; il est ouvert à tout. L'esprit d'un débutant est plein de possibles; celui d'un expert, beaucoup moins. » Shunryu Suzuki

Bien sûr que nous avons des pensées. C'est en pensant que Suzuki a produit ces phrases. Mais pouvons-nous résister au confort de nos certitudes et des conversations toutes tracées qui encombrent nos esprits et nos corps ? Accepter de (re)devenir un.e débutant.e est un choix radical: celui de ne pas réagir à partir de nos pré-suppositions, même si elles sont rassurantes. Celui de renoncer à notre culte de l'expertise pour embrasser l'incertitude comme un espace de possibles.

Ce qui peut sembler contre-intuitif dans notre culture est une longue tradition en Zen, qui va jusqu'à revendiquer une pratique du non-savoir pour apprivoiser cet espace. Nous ne renonçons pas du tout à l’intelligence de l'esprit: nous acceptons de le laisser en jachère, pour en faire une terre fertile dont émergera une réponse juste et bénéfique. Loin d'être une pratique passive, c'est une vigilance de chaque instant face à notre tendance naturelle aux conclusions hâtives: on se blase vite, et il nous faut raviver la flamme de notre curiosité et la fraîcheur de notre "esprit neuf" à chaque respiration, à chaque interaction.

C'est l'intention profonde d'une réelle intimité avec nos vies, dont où notre conversation pré-enregistrée nous déracine trop souvent.

Du milieu du béton ou d'une forêt primitive, notre corps sensible reste un éco-système parmi les autres: un bout de vivant comme porte d'entrée vers tout le reste.

Aurélien Barrau nous encourage à l’exploration comme remède à notre "faillite de l'imagination":

«  Il ne s'agit plus de commenter ou de comprendre le réel: il s'agit de produire du réel ! C'est beaucoup plus important. Ce qui tue aujourd'hui et avant tout, c'est notre manque d'imagination, notre enlisement dans l’inertie. »

Rien ne remplace l'action concrète et collective, tout comme rien ne remplace notre pratique: ce sont deux jambes d'un même corps, marchant dans la même direction.

En apprenant à être au lieu de faire, à ressentir au lieu de produire, nous cultivons chaque jour notre champ des possibles.

Pour aller plus loin :

Not Too Late: Changing the Climate Story from Despair to Possibility, recueil dirigé par Rebecca Solnit

Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux

Esprit Zen, esprit neuf, Shunryu Suzuki

Il faut une révolution politique, poétique et philosophique, Aurélien Barrau

Juliette de Cointet