La deuxième flèche
“ Lorsqu’une personne ressent une douleur, elle s’inquiète, s’attriste et se lamente; elle se frappe la poitrine, pleure et se désespère.
Ainsi, elle ressent deux sortes de douleurs: l’une physique et l’autre mentale.
C’est comme si un homme était blessé par une flèche et qu’on lui en lançait une seconde juste après; il sentirait la douleur de chacune des deux flèches reçues. “
Bouddha (Sallatha Sutta)
Il existe une autre version de cette histoire où l’homme, touché par une flèche, se débat tant que la flèche finit par se briser en mille morceaux dans son corps.
Cette parabole est parfaite car elle nous donne à voir l’évidence-même qui nous échappe que nous sommes sous le coup de notre réactivité:
> la première et la deuxième flèche sont deux objects distincts
> nous sommes capables de fabriquer la deuxième flèche et de nous l’envoyer
> la première flèche est inévitable, la deuxième est optionnelle
Cette image d’une flèche reçue est très forte. Dans nos vies souvent privilégiées, nous recevons plutôt une avalanche de petites fléchettes quotidiennes que des flèches. Elles peuvent être physiques, elles peuvent être mentales. Elles peuvent prendre la forme d’une rencontre inconfortable, d’une pensée, d’un mot, d’un regard, d’un état ou d’une humeur.
Ces flèches nous arrivent et nous atteignent tout le temps, de mille manières, et nous savons que notre présence de coeur et d’esprit a tout à voir avec la manière dont nous les vivons.
Cette histoire est celle de notre réaction par défaut: nous nous contractons autour de notre expérience et notre réflexe d’évitement et de résistance prend le dessus. Ce qui est suggéré ici est qu’une autre voie est possible: cette deuxième flèche est optionnelle, et si nous avons le pouvoir de la fabriquer et de la tirer, nous pouvons tout aussi bien l’éviter et nous en libérer.
Méditer nous apprend l’intention radicale de rester avec ce qui est - de nous y entraîner et de nous en rendre capables, au beau milieu de notre vie telle qu’elle est.
Je ne suggère pas ici une pratique de passivité face à l’injustice. Je parle bien de ces maux supplémentaires qu’on s’inflige sans cesse, avec une énergie qu’on pourrait justement investir au service de ce qui est juste.
Qui dit blessure par flèche, dit guérison.
Le Bouddha parle ici d’un homme qui s’envoie une deuxième flèche au lieu de guérir la première - qui ne sait pas comment soigner ce qui peut l’être. Savoir rester avec ce qui est, le temps de cultiver notre compréhension, justement : c’est le début du soin.
Plus loin dans le Sallatha Sutta, le Bouddha ajoute:
“ Qu’elle ressente du plaisir, de la douleur ou une sensation neutre, cette personne est comme enchaînée par ses ressentis, elle s’y identifie complètement. “
Nous nous attachons plus que de raison à une expérience par nature passagère. Et cette identification complète à nos circonstances passagères nous empêche de vivre à partir d’une partie plus stable, plus ancrée et plus sage de nous-mêmes - capable de participer au monde avec paix et compassion.
Imaginons une famille, imaginons un couple, imaginons une communauté capable de s’arrêter à la première flèche et d’entreprendre, ensemble, de guérir la blessure. Capable de faire passer le soin avant le reste (car oui, le reste doit suivre : toute flèche raconte une histoire qui nécessite des réparations et des transformations).
Imaginons des responsables politiques et des dirigeants capables de calme et de compréhension - capables de guérison.
Imaginons une culture qui jamais ne rajouterait d’huile sur le feu.
Imaginons.
Quand nous nous sentons glisser dans une spirale, nous pouvons nous poser ces deux questions:
> Cette sensation, cet inconfort, cette tension … Est-ce une première ou une deuxième flèche ?
> Quelle est la sensation de ce moment, exactement tel qu’il est, ici et maintenant, avant que je ne rajoute quoi que ce soit par dessus ?
Le simple fait de prendre le temps de ces question est libérateur : dans cet instant ouvert et suspendu, une autre voie est possible.